Valérian, le crépuscule des héros ?

13 janvier 2017,  par  William Blanc

 

    

On sait que la bande dessinée Valérian a beaucoup inspiré la science-fiction et le cinéma (notamment Star Wars comme le montre cet article de Popular Mechanics). Mais la série de Pierre Christin (scénario), Jean-Claude Mézières (dessins) et Évelyne Tranlé (couleurs – soeur du précédent), apparue dans les pages de Pilote en 1966, doit beaucoup à la SF et à la fantasy qui l'ont précédée.

Pierre Christin (scénario), Jean-Claude Mézières (dessins) et Évelyne Tranlé (couleurs), Les héros de l'équinoxe, 1978. De gauche à droite : Irmgaal de Kraan, Ortzog de Bourgnouf et Blimflim de Malamum, très sûrs d'eux et Valérian, héros malgré lui. 

   

C'est certainement l'album Les héros de l'équinoxe (1978) qui illustre le plus les influences qui ont marqué les créateurs de Valérian. On y voit l'agent spatio-temporel partir sur la planète Simlane où, tous les cent équinoxes, des héros s'affrontent pour savoir qui pourra se rendre sur l'île des enfants pour s'accoupler à la Mère Suprême et repeupler cette terre lointaine.

Lancé dans cette quête, Valérian se voit opposé à trois personnages dotés de pouvoirs gigantesques et face auxquels il fait pâle figure : Irmgaal de Kraan, Ortzog de Bourgnouf et Blimflim de Malamum. C'est pourtant lui qui mènera l'aventure à son terme. Ce n'est pas un hasard : ses concurrents viennent imposer leurs modes de vie à Simlane. Valérian, lui, n'a pas cette prétention et affirme que ses enfants, une fois devenus adultes, pourront faire ce qu'ils veulent. Derrière les très dirigistes Irmgaal, Ortzog et Blimflim, Christin et Mézières critiquent les grandes idéologies du XXe siècle : respectivement le fascisme, représenté par le puissant guerrier de Kraan ; l'écologisme réactionnaire, incarné par l'ascète hippie de Malamum ; et le socialisme, symbolisé par le colosse de Bourgnouf, planète dont le nom (Bourg-gnouf, soit, en argot, "ville-prison") renvoie à l'univers concentrationnaire des goulags. La critique de ces deux derniers systèmes de pensée est d'autant plus d'actualité qu'au moment de la publication des Héros de l'équinoxe, une bonne partie de la génération contestataire des années 1970 s’en est emparée.

Pierre Christin (scénario), Jean-Claude Mézières (dessins) et Évelyne Tranlé (couleurs), Les héros de l'équinoxe, 1978. Blimflim de Malamum, l'ascète écologiste réactionnaire.

   

Mais un autre niveau de lecture est également possible. En effet les trois héros qu'affronte Valérian sont autant de parodies sympathiques d'autres BD françaises de science-fiction. Les vaisseaux élancés d'Irmgaal ne sont ainsi pas sans rappeler les navires stellaires dessinés par Philippe Druillet, dont le héros, Lone Sloane, possède les mêmes yeux rougeoyants que le guerrier de Kraan. De son côté, Ortzog et sa civilisation aux structures épurées semblent être des cousins éloignés des aventuriers de l'espace de Paul Gillon dans Les naufragés du temps (série apparue en 1964 mais réellement lancée dix ans plus tard). La parodie est d'autant plus probable que Gillon a commencé sa carrière dans le journal de BD Vaillant, proche du PCF (qui a aussi pendant longtemps édité aux autres grande BD de SF francophone, Les Pionniers de l'Espérance). Quant à Blimflim, on ne peut s'empêcher de faire un parallèle avec les personnages de la période psychédélique de Moebius (qui officie alors dans Métal Hurlant, fondé en 1975).

 

Pierre Christin (scénario), Jean-Claude Mézières (dessins) et Évelyne Tranlé (couleurs), Les héros de l'équinoxe, 1978. Les vaisseaux des héros de l'équinoxe, une parodie des BD de SF française.

   

Pourtant, caricaturer les auteurs français n'est sans doute pas la principale préoccupation de Christin et de Mézière. Leurs véritables adversaires, ce sont les comics américains et les super-héros. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire le quatrième de couverture des Héros de l'équinoxe où il est écrit "Dans cet album, il n'est pas interdit de voir une mise en boîte des super-héros." Depuis l'après-guerre et la loi de juillet 1949, les éditeurs et les magazines de bande dessinée franco-belges sont entrés de plain-pied dans la guerre culturelle opposant les États-Unis à l'Europe – voir à ce sujet l'excellent livre de Xavier Fournier, Super-héros, une histoire française, ou l'article de Pascal Ory : Mickey go home ! La désaméricanisation de la bande dessinée (1945-1950).

Dans ce contexte, les super-héros sont non seulement mal vus à cause de leur origine, mais aussi parce qu'ils seraient porteurs d'une idéologie fascisante proche de l'idéal du surhomme nazi. C'est ce qu'explique clairement le journal Vaillant en juillet 1947 : "Les héros de chez nous ne sont pas des hommes surnaturels. Tout le monde peut être un héros. Celui qui sent battre son cœur lorsqu'il est témoin d'une injustice […] celui qui fait de grands efforts à l'école ou à l'atelier […] celui-là a les qualités d'un héros." (cité par Hervé Cultru dans Vaillant. Le journal le plus captivant, p. 30). Parmi les super-héros les plus suspects figure évidemment Conan le barbare (nous en parlions ici sur 2dgalleries.com), guerrier au physique puissant et portant une épée ensanglanté dont Kraan semble être le parfait sosie.

 

Pierre Christin (scénario), Jean-Claude Mézières (dessins) et Évelyne Tranlé (couleurs), Les héros de l'équinoxe, 1978.

 

Alors, Les héros de l'équinoxe affirme-t-il la fin des (super) héros ? Pas vraiment. Reprenons un instant le quatrième de couverture de l'album qui se conclut ainsi : "Ce seront les femmes qui tireront la morale de cette histoire." Christin et Mézières donnent en effet dans leur BD le beau rôle aux personnages féminins, de la Mère Suprême, génitrice ultime et porteuse de paix, à Laureline, la coéquipière de Valérian. Une fois sa quête accomplie, le héros de Christin et Mézière voit sa taille réduite (la métaphore d'un phallus devenu ridiculement petit est induite) et devient un nain dont les exploits virils sont réduits à leur portion congrue. Certes, les auteurs des Héros de l'équinoxe s'inscrivent dans le contexte des années 1970 où l'on a vu se diffuser dans la société les questions d'émancipation sexuelle. Notons néanmoins deux choses. Leurs personnages féminins restent confinés à des rôles traditionnels. La Mère Suprème enfante alors que Laureline, elle, attend en retrait le retour de son compagnon, avant de le tancer pour lui avoir fait des infidélités. En réalité, la vraie révolution féministe de la BD de Christin et Mézières aura lieu en 2007, lorsque leur série changera de titre, de Valérian à Valérian et Lauréline, mettant enfin sur le même plan ses deux héros. La suite sur grand écran !

 

Vous pouvez retrouver les oeuvres originales de Jean-Claude Mézières sur le site 2dgalleries.com à cette adresse.

 

William Blanc

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